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Gilles Vernet, ancien trader qui a cessé d'appuyer sur l'accélérateur
30 Nov 2016
Il était trader, il a choisi de devenir instituteur. Affolé par l'emballement général du monde, Gilles Vernet est l'auteur du documentaire Tout s'accélère (sortie en DVD le 6 décembre), qui croise des paroles d'enfants avec celles d'experts comme Nicolas Hulot. Pourquoi au juste vivons-nous à cent à l'heure ? Un film pour réfléchir intelligemment sur l'accélération dans nos sociétés.
« Tu veux lire tous tes mails ? Alors tu es foutu. Tu veux répondre à toutes les sollicitations sur Facebook ? Impossible. Tu veux être parfait au boulot, et atteindre tous tes objectifs ? Tout ça est devenu impossible ». Lorsqu'il prononce ces mots de sa voix assurée d'instituteur, Gilles Vernet a l'air grave.
Nous le retrouvons chez lui, dans un appartement du 20ème arrondissement où l'on aperçoit un peu partout les jouets de ses deux enfants. Après une tasse de café, il nous emmène quelques étages plus haut, dans un deuxième petit local reconverti en salle de montage. C'est là que Gilles Vernet a monté son film, lui-même, sur un logiciel professionnel avec lequel il a fallu se familiariser.
Sa reconversation en documentariste ne tient pas du hasard. Selon Gilles, l'accélération de nos vies n'est pas à prendre à la légère. « Si cela continue, on viendra à bout de tout le monde. Parce qu'à force d'aller vite, de plus en plus de gens sont laissés sur le bas-côté. Ils ne peuvent plus suivre », affirme-t-il tout en lançant un chargement sur son ordinateur.
Un constat qui résonne en chacun d'entre nous, qui courrons sans cesse pour être à l'heure, être investis et efficaces au travail, tout en restant un conjoint attentionné, qui passe aussi du temps avec sa famille et ses amis... Avec souvent l'impression de faire de chaque journée un marathon – voire une mission impossible. Ça vous parle ? Le documentaire de Gilles Vernet vous plaira.
Ce Parisien pure souche a grandi dans le quartier de Saint-Germain-des-Près. Habitué à la vie frénétique de la capitale, il réfléchit depuis plusieurs années sur ce phénomène. Et il en sait d'autant plus long sur le sujet qu'il a vécu à un rythme particulièrement effréné pendant une partie de sa vie.
« La vie était trépidante »
Pendant cinq ans, jusqu'en 2001, Gilles Vernet était trader pour des grandes banques comme JP Morgan, UBS ou Indosuez. Il conseille alors des gens à la tête de fortunes énormes, à qui il fait acheter et vendre des actions dans des laps de temps très court. Le but : leur permettre de faire des gains ultra rapides. « Il faut aller très vite, car une minute peut vous coûter beaucoup d'argent », détaille-t-il. « La vie était trépidante, cela faisait très golden boy. J'allais de grands hôtels en réceptions. C'était à la fois très excitant et très superficiel. » Un milieu qui tranche avec son allure d'aujourd'hui, gros pull et ton posé. Ses traits feraient presque penser à ceux d'un moine tibétain.
À l'époque, Gilles Vernet consacre toute sa vie à son travail : 7h-23h tous les jours, au boulot tous les dimanches. Mais petit à petit, il prend conscience de l'absurdité du système. « Les gens que je conseillais passaient leur temps à regarder de combien leur fortune avait grandi. Je ne comprenais pas qu'ils ne passent pas plutôt leur temps à en profiter », se remémore-t-il. « Cela prend tellement de temps de gagner beaucoup d’argent, qu’on crée des vides dans sa vie. Alors on va davantage vers le travail et l’argent, pour ne pas voir tout ce qu’on a laissé de côté. »
L'instit pressé
Lui-même n'a alors plus de temps pour lui. Un mode de vie qu'il va devoir remettre en question en 2001, lorsque sa mère – dont il est très proche – tombe gravement malade. Avec son travail, impossible de s'occuper d'elle. Gilles Vernet décide donc de quitter les marchés financiers. « C’était impossible de la laisser partir sans passer du temps avec elle », confie-t-il. Un choix qui ne tombe pas sous le sens quand on sait qu'il renonce au passage à un salaire de 150.000 euros annuel.
Inspiré par des amis instituteurs, Gilles Vernet décide alors de passer le concours, pour voir. Il le réussit et tombe rapidement amoureux du métier, « du contact avec les mômes ». Il commence à enseigner à mi-temps dans une école du 19ème arrondissement.
Pourtant, il continue à courir partout, mener mille projets de front (il réalise, entre autres, le scénario d'un épisode de Joséphine, ange gardien, qui rassemble pas moins de 9,5 millions de téléspectateurs !). Bref, il continue à vivre vite. « Mes amis continuaient à se foutre de moi, j'étais surnommé "l’instit pressé" ! » rigole-t-il. « Je me suis aperçu que c’était moi qui prolongeait cette façon de vivre. Si j'ai fait ce film, c'est bien que la question me taraude personnellement... »
Un ami lui conseille la lecture d'un livre qui fera déclic : l'ouvrage d'un philosophe allemand, Harmut Rosa, intitulé Accélération : Une critique sociale du temps (La découverte, 2013). L'idée centrale de cet essai ? L'accélération pose un problème de désynchronisation. Pour faire simple : tout tourne trop vite pour que l'on puisse suivre. « Les choses obéissent à des rythmes naturels : la nature, tout comme notre corps et notre psyché. Or la société, qui est prise dans une spirale d'accélération – économique, technologique, politique, médiatique... – nous coupe de ces cycles et de nos besoins fondamentaux », estime Gilles Vernet, convaincu par les écrits d'Harmut Rosa.
Des mots d'enfants
Gilles Vernet commence alors à écrire la trame de son documentaire, dans laquelle les enfants ne sont initialement pas prévus. « C’est en discutant avec eux que j’ai réalisé qu’ils avaient plein de choses à dire. Ils sont devenus la colonne vertébrale du film. »
Tour à tour, le documentaire les montre en cours de mathématiques, en train de réfléchir à la notion de croissance infinie, ou encore en sortie au musée des Arts et métiers, pour retracer le fil des innovations technologiques. Scène après scène, les enfants philosophent et pointent avec des mots simples des vérités éclatantes. « Dans une course, si on va trop vite, on finit par perdre de l'énergie et par ralentir », dit l'un d'entre eux. Un autre compare l'adrénaline qui nous rend paradoxalement accro aux situations de stress à un tour en montagnes russes.
Mais les enfants ressentent-ils vraiment, eux aussi, cette pression pour aller toujours plus vite ? « Les deux mots que les enfants entendent le plus c’est "attends" et "dépêche toi" », argumente Gilles Vernet, en imitant le ton excédé que tout parent (y compris lui-même) prend lorsqu'il le dit à ses enfants. « "Attends" parce qu’on n’a pas le temps pour eux quand ils nous sollicitent, et puis d’un seul coup, parce qu’il faut y aller, c’est "dépêche toi". Ces deux mots en disent long ce qu’ils peuvent vivre. »
Aux propos des enfants s'ajoutent ceux d'experts comme Nicolas Hulot, le physicien français Étienne Klein, ou encore Harmut Rosa lui-même, le philosophe dont l'ouvrage se trouvait à l'origine de la réflexion de Gilles Vernet. Tous ont facilement accepté de figurer dans son film, convaincus par les images des enfants. « Harmut Rosa est le premier que j'ai contacté », se rappelle Gilles Vernet. « Il m'a envoyé un mail en m'écrivant : "Ils disent en une heure ce que je mets un bouquin de 400 pages à écrire, c’est incroyable !" ».
Le documentaire enregistre aujourd'hui 15.000 entrées dans les salles françaises. La réception par les médias a été exceptionnellement bonne pour un film à si petit budget – signe que le sujet est bien d'actualité. Gilles Vernet a assisté à 70 séances en France, en Belgique et en Suisse. « On reçoit beaucoup d’amour quand on fait un film comme ça parce que les enfants déclenchent des choses dans le coeur des spectateurs », confie-t-il en souriant.
Dé-cul-pa-bi-li-ser
Alors, c'est quoi la solution pour moins courir ? Selon Gilles Vernet, « il faut déculpabiliser sur l’instinct de perfection, sur l’esprit de premier de la classe… que moi j’avais. » Si les machines nous ont fait gagner du temps, nous devons arrêter d'essayer d'en faire dix fois plus en contrepartie.
Mais l'idée n'est pas du tout de prôner "le grand ralentissement". « Je crois en la notion d'alternance », martèle Gilles Vernet. « Parce que la nature fonctionne de cette manière, par cycles. Nous aussi nos rythmes naturels sont cycliques. Il y a des moments où on aime bien aller vite, d’autres moments où on aime bien prendre notre temps. »
À l'échelle personnelle, des techniques existent comme la relaxation ou la méditation, qu'il pratique chaque matin durant 5 minutes avec ses classes. Mais aussi se forcer à se préserver des « temps inutiles », ou encore couper – comme c'est le cas de Gilles Vernet – la sonnerie ET le vibreur de son téléphone pour arrêter d'être sans cesse interrompu (ce qui n'est quand même pas très pratique quand on a rendez-vous avec lui, il l'admet...).
Même si Gilles Vernet reste convaincu que c'est le fonctionnement de notre société dans son ensemble qui devrait être repensé, son documentaire s'abstient de prendre un ton péremptoire. « C'est un film dont le but est de renvoyer chacun à lui-même. », détaille-t-il, cigarette à la bouche. « Pas de donner des leçons, puisque je suis moi-même dans la contradiction. Je voulais plutôt partager une interrogation, et je vois que le documentaire génère un questionnement chez les gens. Chacun y voit midi à sa porte, comme on dit. »
Happy Bonus : la citation de Gilles
Gilles Vernet travaille également sur deux livres sur le même thème :
Maman mourra un jour, à paraître en mars
Tout s’accélère, comment faire face à l’emballement du monde ?, à paraître en mai aux Éditions Eyrolles